Féminismes et pornographie: plaisirs au féminin

Posted on 28 octobre 2012

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Le porno, une histoire de mecs ? Faits par des hommes et à destination d’un public essentiellement masculin, les films X traditionnels reflètent par conséquence souvent une vision misogyne des rapports humains où le désir féminin n’a que peu sa place. Mais les temps changent…

Selon un sondage commandité en 2009 par Marc Dorcel [1], 83% des femmes interrogées déclarent avoir déjà vu un film pornographique et près d’un tiers d’entre elles seraient des consommatrices régulières. Preuve en est qu’il existe bel et bien une demande. Et si les réalisateurs ne sont (toujours) pas pressés à la satisfaire, elles sont à présent plus d’une quarantaine de réalisatrices à travers le monde à accorder davantage d’importance aux désirs et plaisirs féminins.

Annie Sprinkle ©Joegh Bullock

Car « la réponse au mauvais porno, ce n’est pas la fin du porno mais au contraire plus de porno ! » revendique l’ancienne prostituée et actrice X américaine Annie Sprinkle, aujourd’hui réalisatrice. Initiatrice du mouvement féministe pro-sexe qui apparait outre-Atlantique à la fin des années 70, elle s’oppose aux discours prônés par les féministes abolitionnistes pour qui toute imagerie pornographique ne peut être qu’avilissante et dégradante. Débutent alors les « Sex-wars » entre pro- et anti-porno qui divisent les mouvements féministes et dont les débats, dans lesquels la passion l’emporte souvent sur la raison, cristallisent toujours aujourd’hui de fortes tensions.

Des pornographies féministes

Les féministes pro-sexe expliquent qu’au contraire, l’émancipation des femmes tant sur le plan politique que sociétal peut s’effectuer par l’entremise de ces films narrant des situations sexuelles explicites et politiquement incorrectes. La pornographie a ceci de subversif qu’elle triture les idées traditionnelles qui voudraient que les femmes n’aiment pas le sexe en règle générale et ne l’apprécient que dans un contexte de sentiments réciproques. Prendre du plaisir de manière occasionnelle ou répétée avec une personne dont on n’est pas forcément amoureuse ne consiste en rien l’apanage des hommes : les femmes ont elles aussi tout à fait la possibilité de vouloir « consommer » des hommes et ne penser qu’à leur plaisir immédiat. Ces supports permettent de réveiller la Lilith [2] qui sommeille en chacune d’elles.

Conscientes cependant des images sexistes véhiculées dans la plupart des productions X, les féministes pro-sexe décident alors de prendre les choses en main en proposant des modèles alternatifs. Tout en insistant sur le fait que la pornographie féminine ne signifie pas pour autant pornographie pour femmes : elle tend au contraire à définir une conception plus égalitaire des relations entre partenaires sexuels aussi bien pour un public masculin que féminin, hétérosexuel qu’homosexuel mais également pour toutes celles et ceux qui ne se reconnaissent pas dans la délimitation genrée du sexe, négligés depuis toujours (transsexuel(le)s, bisexuel(le)s, butch-fem [3]…). Les rapports hétérosexuels ne doivent plus systématiquement constituer la norme et la sexualité s’appréhender différemment que la simple représentation du coït pénis-vagin. Loin de représenter une vision universelle de la sexualité, le porno féministe entend dépasser la vision masculine du X en contestant sa suprématie. Différentes réalisatrices vont apparaitre avec chacune leur propre idée de la pornographie : quand les unes développent des productions à destination des lesbiennes [4], d’autres promeuvent des réalisations célébrant la pensée queer et transgenre ou tout simplement moins sexistes que celles du X mainstream [5].

Montrer du cul c’est bien, fait par des femmes c’est mieux !

Au vu de la diversité de leurs productions, difficile de dresser une liste des caractéristiques œcuméniques propres à leurs films. Les réalisations féminines ne se résument pas à une musique romantique, de l’amour, de l’affection et de doux rapports hétérosexuels. Néanmoins, certains points communs peuvent être établis comme la volonté de privilégier un scénario crédible et de contextualiser l’histoire. Car il existe en effet un avant et un après rapport sexuel, permettant au désir de monter progressivement. Sont préférés aux éjaculations triomphantes et aux gros plans gynécologiques qui réduisent les acteurs à leur simple sexe des mises en scène où la femme est active, à l’origine des scènes de sexe, et guidée par son désir charnel. « L’image érotique doit refléter sa sensibilité et inculquer à la spectatrice une sensation de pouvoir vis-à-vis de sa propre sexualité et de son identité propre » prétend Candida Royalle.

Lassée des stéréotypes masculins, cette actrice américaine décide de passer de l’autre côté de la caméra et fonde en 1984 Femme Productions dans le but de conquérir davantage ce public. Elle signe le Post Porn Modernist Manifesto en compagnie d’autres activistes pro-sexe telles Veronica Vera et Annie Sprinkle qui célèbre l’importance du sexe dans la vie quotidienne et sa nature indissociable de l’esprit. Le porno doit promouvoir une image positive du sexe dans laquelle les femmes adoptent une place centrale. Réalisatrice de plus de vingt productions, parmi lesquelles FEMME (1984), ONE SIZE FITS ALL (1998) ou RITES OF PASSION (2004), elle rencontre un succès mondial florissant [6].

Le lent réveil européen

Ce n’est qu’à l’orée du nouveau millénaire, soit avec une vingtaine d’années de retard, que l’influence des idées pro-sexe s’implantent en Europe. Dans la même veine que leur homologue américaine, certaines se concentrent prioritairement sur un public hétérosexuel. En 2004, la suédoise Erika Lust réalise avec THE GOOD GIRL un premier court-métrage X. Une jeune fille commande une pizza et finit par coucher avec le livreur. Du déjà vu. Sauf qu’ici elle cherche à satisfaire l’un de ses fantasmes et jette son dévolu, après avoir observé plusieurs livreurs par le judas de sa porte, sur celui qui lui convient. Le message : la femme est un être sexuel débordant d’initiatives et dont le rôle ne doit pas être minoré. Dans FIVE HOT STORIES FOR HER (2007), outre la jeune femme à la pizza, y sont présents un couple adepte de rôles de domination, la rencontre sensuelle puis charnelle entre deux filles, une dispute qui se réconcilie sur l’oreiller entre deux homosexuels et enfin le récit d’une femme qui découvre son conjoint au lit avec une autre et décide, pour se venger, de lui envoyer des photos de sa soirée dans un club échangiste. Dans LIFE, LOVE, LUST (2010) apparaît d’ailleurs un test de grossesse positif que tend une serveuse à son amant cuisinier une fois leur scène d’amour, d’une incroyable intensité, terminée. A chaque fois la relation sexuelle est équilibrée.

En France, l’ancienne actrice de X Ovidie constitue la figure de proue de ce mouvement. Sachant lire, parler et même réfléchir (!), d’aucuns s’étonnent de son parcours dans le porno, « si bas socialement ». Après un premier film ORGIE EN NOIR (2000) couronné du Hot d’Or du meilleur scénario, elle réalise un an plus tard LILITH qui retrace le parcours initiatique d’une femme à la recherche de la jouissance absolue. Depuis, elle préfère parler de « comédies de mœurs » pour ces principales réalisations qu’ont été HISTOIRES DE SEXE(S) (2009) et INFIDELITE (2010). La première dépeint deux dîners, l’un entre hommes, l’autre entre femmes où les convives viennent à parler de sexe, le tout illustré d’expériences vécues. La seconde, aux scènes plus explicites et excitantes, questionne la conception du couple, de l’amour, de la fidélité et du sexe. A chaque fois le spectateur est plongé dans un univers réaliste dans lequel il tendrait à se reconnaitre. Cela n’aura pas empêché le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) de censurer HISTOIRES DE SEXE(S) qui connaîtra de fait une diffusion restreinte.

Queer : le pono identitaire

Le même CSA est également en grande partie responsable du manque de médiatisation de la pornographie féministe dans l’hexagone en émettant des directives de plus en plus contraignantes à l’encontre de la diffusion de film X. Outre le double cryptage et les horaires stricts à respecter, il est nécessaire d’obtenir un code parental auprès de la chaîne en question. Pour être diffusé, un film se doit également de respecter une charte qui lui interdit certaines pratiques : « l’éjaculation féminine est bannie car elle est considérée comme une pratique urologique, les pénétrations à plus de trois doigts, des pratiques comme le fisting, l’utilisation de sex-toys ou de tout autre objet sont interdits » précise la réalisatrice Emilie Jouvet. A vouloir protéger l’image des enfants mais aussi des femmes, la législation française ne fait en réalité que se contredire en empêchant la promotion d’une pornographie alternative au travers du circuit télévisuel. Ceci amène à censurer des réalisations dans lesquelles le plaisir féminin est mis en avant, notamment dans le porno queer. Signifiant « bizarre » en anglais, ce courant de pensée entend dépasser les notions de genre, n’étant qu’une construction sociale, en célébrant des corps et des sexualités non normés. Davantage tourné vers un public LGBT, le porno queer est principalement incarné en France par Emilie Jouvet.

En 2005 la française signe avec ONE NIGHT STAND son premier long-métrage dans lequel elle privilégie un partie pris réaliste où les participantes, toutes amateurs, devaient « vivre » les scènes et non les « jouer ». Ses acteurs aux sexualités multiples s’inscrivent également dans une volonté identitaire de revendiquer leur non-hétéronormativité. Avec TOO MUCH PUSSY !, Emilie Jouvet s’inscrit dans une vision plus militante. Elle y filme ses « bad girls » [7] lors d’une tournée européenne à base de concerts et autres performances live explicites dans leurs instants les plus intimes mêlant de nombreuses scènes sexuelles entre les artistes. Ode au mouvement pro-sexe, le documentaire réaffirme l’importance des femmes, des « sluts » plus exactement [8], à pouvoir disposer de leur corps, le tout sans à priori. Un second volet plus porno, MUCH MORE PUSSY !, comporte des scènes explicites censurées dans le premier opus.

Un développement prometteur

Pour beaucoup encore « pornographie » et « féminisme » semblent contradictoires [9]. Le combat premier de ces pornographes féminins consiste à balayer les préjugés dont elles font l’objet et non seulement assumer leur travail mais surtout le revendiquer. Le X porté par des femmes connait un développement encore trop cantonné à une certaine élite culturelle occidentale. Mis à part quelques rares exceptions, les circuits de distribution ne permettent pas à ces réalisatrices d’inonder le marché de leur production, se cantonnant principalement à des modèles où le spectateur télécharge le film sur Internet, moyennant une certaine somme. Pourtant, l’avenir est prometteur. Outre leur médiatisation croissante, les féministes pro-sexe ont tout à gagner de l’intérêt croissant des citoyens pour des thématiques touchant au sexe. En proposant des modèles alternatifs au X dominant, elles peuvent brasser un public plus large à la recherche d’une sexualité dans laquelle il se reconnait, sans pour autant cloisonner les sexes. Proposer un support fantasmagorique plus égalitaire en sorte. Et qui sait, un jour supplanter les productions mainstream.

David COURBET – Article publié dans le cadre de la réédition de Le Cinéma X sous la direction de Jacques Zimmer- octobre 2012


[2] Femme originelle, chassée du paradis pour son insoumission, elle est présente dans plusieurs textes religieux et symbolise la féminité dans la toute-puissance de sa sexualité et du savoir qu’elle détient. Emblème du pouvoir néfaste et absolu qu’exerce la femme grâce à sa sexualité obscure et démoniaque et qui conduit l’homme inexorablement à sa perte, Lilith est l’un des emblèmes majeurs de nombreuses féministes.

[3] Les termes “butch” et “fem” correspondent à deux identités sociales et sexuelles lesbiennes, l’une plus encline à développer un « comportement masculin », tandis que l’autre, sans accepter totalement son genre féminin, s’en rapproche de par son allure.

[4] Avec le label Fatale Vidéo fondé en 1985 par Debbie Sundhal et Nan Kinney ou encore SIR (acronyme de « Sex, Indulgence & Rock’n Roll ») basé à San Francisco et spécialisés dans la pornographie lesbienne.

[5] Du moins les rendre plus acceptables et plus proches des désirs des publics visés. Le X mainstream produit aussi des films à destination des gays, trans, bi et autres minorités sexuelles, mais le plus souvent en répétant certains clichés dans une vision très masculine. Sans oublier le caractère commercial de ces films dont le but premier est de conquérir de nouveaux marchés de la manière la plus rentable possible, contrairement aux productions féministes.

[6] En 2008, son entreprise a enregistré un bénéfice net de 4 millions de dollars.

[7] Dont font parties les actrices X Madison Young et Judy Minx, la DJ Ena aka DJ Metzgerei, la danseuse Mad Kate, l’écrivaine et réalisatrice Wendy Delorme et enfin Sadie Lune.

[8] Terme cher à Annie Sprinkle.

[9] Féminismes et pornographie, David Courbet, La Musardine, 2012